Notre Famille au XXème siècle
Alberte Pollissard reprend son journal la veille de l'armistice, en Novembre 1918. Elle a 17 ans.
Fin de la Guerre
Mon pauvre journal, voilà bientôt trois ans que je l'ai abandonné sur une étagère. Pourtant que d'événements importants se sont écoulés depuis ces trois ans! nous avons assisté de loin au drame le plus effroyable qui maintenant touche à son dénouement, plus heureux pour nous que nous n'osions l'espérer. Jésus qui paraissait dormir dans la barque se lève enfin pour apaiser les flots irités. Tour à tour la Bulgarie, la Turquie, l'Autriche ont capitulé, se sont rendus à la merci des alliés. L'Allemagne va peut être en faire autant d'ici peu.
Ces trois années, nous les avons passées à Saint-Nazaire près de Papa qui commande le dépot des prisonniers. C'est là qu'est né Michel, maintenant un grand garçon de deux ans et demi, c'est là que j'ai préparé mon bachot passé à Nantes au mois de juillet dernier.
Maman se demande maintenant si elle doit rester ici jusqu'après la naissance du sixième numéroOdile Pollissard ou si elle doit partir le plus tôt possible pour Paris. Il est bien difficile de ce décider pour ou contre. Je serais très heureuse de retrouver notre grand nid, de retrouver toutes les choses abandonnées depuis trois ans et pourtant je redoute un peu ce voyage ; je regretterai à Paris toutes les gentilles amies que j'ai ici car malgré tout les lettres ne peuvent remplacer leur présence.
Les dernières nouvelles ce matin nous apprennent que le Kaiser a abdiqué, l'Allemagne est en pleine anarchie, la Bavière a proclamé hier la république ; nos troupes continuent à progresser ; elles ont avancé aujourd'hui de 16km. C'est magnifique et c'est bien fait pour les Boches.
Armistice
L'armistice est signée! Les cœurs débordent de joie et de reconnaissance pour la providence qui nous a si manifestement protégés au cours de cette terrible guerre. Les rues sont garnies de drapeaux, de guirlandes, de lanternes vénitiennes ; la foule est si nombreuse que c'est à peine si l'on peut circuler dans les rues.
Nous avons appris que l'armistice était signé en voyant tous les bateaux pavoisés au port. Aussitôt nous avons sorti nos drapeaux à notre tour. Vers onze heures les sirènes des navires en rade ont fêté à leur manière la fin d'un si horrible cauchemard. Durant toute la journée, nous n'avons entendu que musiques, chants et tambours de tous cotés.
De retour à Paris
Je ne me doutais pas en écrivant ces lignes que je ne rouvrirais plus mon journal qu'à Paris. Voilà bientôt huit jours que nous sommes arrivés, huit jours passés en nettoyage et en rangement de toute sorte. Le voyage s'est passé aussi bien que possible. M Michel a bien commencé une colère rapidement calmée heureusement. Maman s'est trouvée assez fatiguée, surtout après tous ces jours passés en déballage. Nous avons en effet trouvé une maison bien sale malgré le passage du concierge ; armoires, planchers, placards étaient recouverts d'une épaisse couche grise qui rendait les mains d'une propreté plus que douteuse. Aussi nous avons l'air d'une armée de ramoneurs.
Malgré le regret que j'avais d'avoir quitté les gentilles amies de Saint-Nazaire, j'ai été bien contente de retrouver cette bonne Paulette. Nous avions tant de choses à nous dire que tout d'abord nous parlions toutes les deux à la fois, ce qui est bien le moyen de ne pas se comprendre. Nous avons aussi revu Bonne Maman qui habite Saint-Cloud en ce moment et Grand-mère.
Hier, une partie de la journée s'est écoulée très agréablement chez Isabelle. Maman nous y avaient envoyés pour savoir s'ils allaient voir le roi d'Angleterre. Mais ma tante nous ayant dit avec raison que nous verrions plus de parapluies qu'autre chose (il pleut en effet tous les jours depuis notre arrivée), nous nous sommes aisément consolés, les garçons en jouant au train et moi en bavardant avec Paulette.
Visites de chefs d'états
C'est justement quand j'ai le plus de choses à dire que je néglige le plus mon journal. Depuis notre arrivée ici nous avons eu de nombreuses visites de souverains alliés. À part le roi d'Angleterre que nous n'avons pas vu il y a eu le roi des Belges. Nous avons assisté à son arrivée derrière un rideau de personnes et nous avons été avertis de son passage par les vivats de la foule enthousiaste. Heureusement que avant-hier nous avons été bien dédommagés de toutes ces déconvenues! À son tour le président Wilson est venu nous rendre visite et il a eu la bonne idée de passer par l'avenue de Messine ce dont nous lui sommes reconnaissants. Au cinquième étage de Bonne Maman nous avons eu un ravissant spectacle. De chaque coté de l'avenue, sur les trottoirs était massée une foule compacte et agitée, maintenue par des cordons de troupe, des coloniaux habillés en kaki que j'ai d'abord pris pour des Américains, au milieu de l'avenue défilaient les voitures escortées par de nombreux escadrons de cavalerie. Dans la première se trouvait naturellement le président Wilson qui adressait à la foule enthousiaste son plus grâcieux salut. Derrière les voitures officielles des cavaliers jouaient en galopant une musique entraînante, ils étaient suivis par une auto sur le toit de laquelle deux Américains cinématographiaient la scène pour que les gens moins heureux que nous puissent y assister ... de loin.
Dans l'attente de papa
Les jours passent et le date du retour de papa n'est toujours pas fixée, je demande pourtant tous les jours au bon dieu qu'il soit parmi nous définitivement le premier janvier, puisse-t-il exaucer ma prière!
Sa classe est démobilisée ces jours-ci, mais comme papa est à la tête d'un service important son colonel lui a dit mercredi dernier qu'il faudrait peut-être attendre un délai de six semeines. Si papa avait su cela auparavant, il n'aurait certainement pas fait annuler sa nomination au ministère. Heureusement tout s'est un peu arrangé depuis mercredi dernier. Papa a été voir son colonel à Nantes et dans ses dernières lettres il semble espérer un retour plus prompt, ayant retrouvé des remplaçants pour ceux qui partent.
Noël
Voilà Noël arrivé et Papa n'est pas parmi nous. Pauvre Papa! c'est le second Noël qu'il passe loin de nous, mais heureusement il n'est plus en danger comme en 1914! Il doit venir Lundi pour une permission de 5 jours si toutefois il n'est pas libéré avant. Mon Dieu, vous qui l'avez protégé jusqu'ici, ramenez le nous définitivement le plus tôt possible. Hier je suis allé comme d'habitude à ma leçon de dessin, ce qui m'amuse beaucoup. Nous faisons en ce moment Paulette et moi une cafetière et son sucrier.
Visite de famille
Quelle agréable journée nous avons passée hier! Tous nos cousins et cousines, sauf toutefois André sont venus goûter à la maison. Après nous être régalés d'une excellente tasse de chocolat et d'un bon gâteau de riz, nous avons envahi la chambre de Nounou et nous avons joué à la clé de l'Académie puis à la pièce. Vers six heures, Grand-Mère nous a amené une de ses petites nièces Anne-Marie Barbas qui s'est amusée avec Ellen et Andrée.
Après le départ des tantes et cousins que nous devons revoir demain, Grand-Mère nous a distribué de nombreux cadeaux, les uns donnés par elle, les autres par tante Cécile. Jai hérité d'un joli petit sac de perles et d'une bague qui m'ont enchantée. Les petites ont eu des poupées et une boîte de mercerie avec laquelle elles ont déjà fabriqué des colliers et des bracelets. Michel est devenu architecte et nous bâtit de merveilleux monuments avec ses constructions, il y fait entrer le gentil chien blanc que Grand-Mère et qui fait tomber tous les murs tant il est encombrant. Il a encore une auto d'ambulance,un petit sac, une montre qui a bien besoin d'aller chez l'horloger (elle a déjà perdu son verre et ses aiguilles!) et bien d'autres choses. Avec l'argent que j'ai récolté, j'ai l'intention de m'acheter un cole de fourrure ainsi que Maman me l'a conseillé.
Nous avons reçu hier une lettre de Papa qui nous décrivait la messe de minuit à laquelle il a assisté au milieu d'une assistance nombreuse et recueillie. Il ne nous parle toujours pas de retour définitif et pourtant il me semble qu'il serait bien plus utile ici que là-bas ; malheureusement, Papa ne fait pas ce qu'il veut!