Notre Famille au XXème siècle
François Thomas, 17 ans à l'époque, a vécu la libération, et relaté au jour le jour ce qu'il a vu pendant cette période de l'histoire.
Ce journal a été écrit au jour le jour, pendant toute la période de la libération. C'est une recopie intégrale de l'original, écrit et dessiné sur un cahier 22x18, quadrillé et jauni par les ans.
J'avais 17 ans. Les termes et les expressions utilisés sont parfois désuets et ridicules à notre époque mais reflètent cependant la joie sans réserve et la passion dont nous étions empreints après quatre années d'occupation Allemande.
Prologue
Le débarquement aura-t-il lieu? La propagande déchaînée du Docteur Göbbels jure que non. Elle vante l'Atlantikwall, le mur de l'Atlantique, qu'aucune puissance au monde ne pourra abattre. Les nuits de l'été sont traversées de vrombissements mystérieux. Les campagnes, les montagnes et les bois grouillent d'une vie extraordinaire qui inquiète vivement les "vert de gris" devenus de plus en plus nerveux.
Pourtant on espère. Chaque soir, l'oreille collée sur le poste de TSF on consulte les ondes, les messages personnels se multiplient depuis quelques jours sur la BBC British Broacasting Corporation, radio de Londres.
Débarquement
L'avion anglais
Libération de Paris
La RAF
Attaque du train
Les nuits sont mouvementées. Des ronflements sourds et continus se font entendre. Des éclairs par ci, des éclairs par là. Des lumières s'éteignent et s'allument régulièrement dans les bois (on prend cela pour des signaux). Des coups de canon lointains, des bombardements. On sent qu'il se passe quelque chose.
Il est vrai que les Américains ne doivent plus être très loin. Aux dernières nouvelles, ils devraient être à Troyes.
On suit l'avance avec frénésie mais avec un peu d'inquiétude car que se passera-t-il quand ils seront ici? Peut être comme en 1940, un bataille, car Bourmont est bien situé pour être défendu.
Ce matin du 28 août, je suis réveillé par un bruit d'avion tournoyant au dessus du village. Je m'habille en hâte et je me précipite dehors. Pas plutôt sorti que des rafales intermittentes de mitrailleuses se font entendre du côté de Brainville. Je me précipite au bout du pays et je vois avec joie et en même temps avec une pointe d'angoisse trois avions brillants comme l'argent piquer à tour de rôle sur un train de munitions boches en mitraillant en veux-tu en voilà. Bref, c'est vraiment un beau spectacle pour un début de journée.
Le train arrêté à quelque cent mètre de Harcourt saute toute la journée à la joie générale des habitants de la région.
Ce soir là, me promenant avec un copain en quête d'un mauvais coup, quelle émotion nous avons eu en apercevant en bas et descendant la côte de Bourmont, une colonne d'hommes à pieds, habillés en noir. Nous croyons a priori que ce sont des SS, mais après quelques minutes d'attention nous reconnaissons avec soulagement que ces hommes n'étaient que des employés du chemin de fer du Reich s'en allant je ne sais où avec des chariots tirés par des chevaux.
Les Américains approchent
On apprend que les Américains sont à Saint-Blin à 15km d'ici. La joie et l'impatience sont à leur comble. Par ailleurs M Zepfel nous dit que la poste de Juzencourt, petit pays à 13km avant Chaumont vient de lui téléphoner que les libérateurs venaient de passer dans ce dernier pays, soit environ à 50km de Bourmont à vol d'oiseau.
Ce coup là, à bientôt la liberté, ils arrivent de toutes parts.
Ce coup là ce ne sont plus les avions que nous attendons mais les premiers chars d'assaut sur la route d'Illoud. Des bruits sourds se font entendre du côté de Saint-Blin. Sont-ce des chars? On n'ose l'espérer.
On ne mange plus, on ne travaille plus, on attend.
Neufchâteau libéré?
Mme Deligny revenant de Neufchâteau en mission de Croix-RougeN'était-ce pas la mission de Croix-Rouge qui a amené à l'hôpital de Neufchâteau les deux aviateurs anglais blessés lors de la chute du Sterling le 30 juillet dernier? Mme Deligny devait être accompagnée par Albert Robert avec son camion gazogène (dixit Albert lui-même) est émerveillée en nous apprenant que six chars américains ont fait leur entrée dans la ville. Celle-ci, pavoisée comme jamais, leur a fait un accueil formidable.
La pauvre Mme Deligny les trouve bien laids avec leur casque en forme de soupière, comme elle dit.
Le soir, des Allemands en panne avec un char d'assaut font sauter ce dernier sur la promenade de Saint-Thiebault. Quel chahut et quel beau feu d'artifice! Ces messieurs ont la complaisance de prévenir les habitants en les invitant à ouvrir les fenêtres pour éviter la casse.
Les Allemands se retranchent à Bourmont
On commence à perdre patience. Le canon tonne de toutes parts et personne ne vient. Pas un seul Américain ne s'est encore montré dans le coin. Cependant, vers quatre heures de l'après midi une colonne de camions est en vue sur la route de Langres. Il pleut, un brouillard léger nous empêche de bien y voir et on ne peut distinguer la nationalité de ces camions.
Ce n'est qu'arrivés en haut de la côte de Bourmont que nous nous apercevons que ce sont des Boches. Horreur! Ces messieurs commencent à s'installer, rentrent leurs camions dans les granges, camouflent ceux qui restent dehors et pour comble de malheur, mettent une mitrailleuse en batterie sur la place. Les habitants sont pris d'une terreur folle. Vont-ils prendre position ici et se battre comme les Sénégalais du 14ème RTS en juin 1940?
Nous refaisons, comme en 1940, un barrage en chicane devant notre porte de cave avec des fagots. On descend des provisions, des matelas, enfin de tout, afin de subsister pendant quelques jours de bataille. Tout le monde à Bourmont fait comme nous. On regarde à travers les carreaux et craignant le contact on ne sort pas. Les Boches achètent du gruyère en masse et mordent dedans à pleines dents. Enfin, ils n'ont pas l'air trop méchants.
Il pleut, le jour baisse. On observe un certain mouvement dans les troupes. Vont-ils s'en aller? On n'ose pas y croire. Oui, ils se groupent, manœuvrent, puis dans un branle-bas de moteur les voilà partis accompagnés d'un soupir d'un soulagement profond de la population.
Toute la nuit a été mouvementée. C'est avec grande inquiétude qu'on entend tout celà. Que va-t-il donc se passer?
Neufchâteau retombe
Une épaisse fumée monte au dessus de Neufchâteau. Pendant la soirée, une lueur vive éclaire l'horizon. C'est impressionnant! On se demande si ce n'est pas plus loin que Neufchâteau. Des bruits courent que toute la ville brûle.
On apprend, un peu plus tard, que ce sont les Allemands qui, ayant repris Neufchâteau, effectuent des représailles en règle parce que les gens furent trop pressés de mettre des drapeaux aux fenêtres et de tondre les collaborateurs et les collaboratrices.
En définitive, il n'y a que la gare qui est en feu.
Le même soir on aperçoit de l'autre coté, du coté de Chaumont, une épaisse fumée noire montant au dessus de la ville. Il paraît que ce sont des réservoirs d'essence. Décidément, c'est la journée des incendies.
Les premières Jeeps!
Des convois allemands passent toujours sur la nationale 74 en fuite vers Neufchâteau.
Brutalement, que voit-on arriver à Bourmont? Deux Jeeps armées jusqu'aux dents, mitrailleuses en batterie. Ce sont des parachutistes Anglais avec bérets rouges. Il y en avait quatreTrois d'après Marc-Étienne dans chaque voiture.
Ils viennent de Illoud nous disent-ils. Ils ont traversé la nationale 74 entre deux convois allemands. Tout se mélange.
Que venaient-ils faire ici? En reconnaissance sans doute. Pourquoi des parachutistes?
On ne l'a jamais su exactement. Ils avaient peut -être été parachutés devant les lignes pour reconnaître les lieux. C'est tout au moins ce que l'on s'est dit;
Les Jeeps se sont arrêtées devant chez "Picaudé" à la hauteur de l'église Saint Joseph. Gros attroupement de curieux, une immense joie et distribution de cigarettes, de chocolats et de chewing-gum.
Elles sont reparties comme elles sont venues, on ne sait où. Vers Graffigny. Elles sont repassées le lendemain mais ne se sont pas arrêtées.
Avions
11 chasseurs anglais passent très bas.
Une multitude de forteresses volantes américaines passe très haut et lâche de temps en temps leurs réservoirs et des papiers anti-radar
À Saint-Blin
On les attend toujours, ces Américains de malheur. On sait qu'ils sont à Saint-Blin et à Langres. Le canon tonne et rien.
Pris de folie et sans en parler à nos parents, Jean Chaumeil, Léon Vouillemin, François Deligny et moi décidons d'aller les voir à Saint-Blin à pieds. Deligny prend son vélo que nous enfourchons à tour de rôle pour diminuer notre fatigue.
Il est deux heures de l'après midi quand on quitte Bourmont. 15km c'est loin! Mais tant pis, qui vivra verra!
Après avoir pris le chemin le plus long croyant prendre un raccourci sur les indications de notre ami Chaumeil, nous voici arrivés en vue de Saint-Blin. Voici une première voiture avec ses occupants. Oh! Il a une drôle de tronche celui-là : Rouquin, mal peigné, roulant et mordillant une chique. Il lit le journal étendu sur le moteur de sa voiture (une Jeep).
Plus loin, un autre véhicule du même genre, entouré de badauds, en quête sans doute d'un chocolat ou d'un morceau de chewing-gum.
Puis de grosses voitures d'aspect trapu surmontées d'un petit canon et de plusieurs mitrailleuses (AM). A l'intérieur, on entend des messages en morse. J'ose y mettre mon nez : un Américain courbé sur une petite tablette enregistre un message. Plusieurs carabines traînent au fond et, tout autour de la tourelle, une ceinture d'obus. Nous allons un peu plus loin. Oh! Mais là haut il y a des chars. Petits chars assaillis par la population (Sherman). Arlette Page sachant parler anglais couramment parle avec un troupier en roulant du chewing-gum. Des Américains jouent aux cartes. Je remarque qu'ils utilisent des billets de banque français différents des nôtres.
Des F.F.I. nettoient leurs armesdevant une ferme. Enfin, on se sent bien et libre.
Tout à coup une petite voiture arrive en trombe de Prez-sous-la-Fauche, petit pays à 5km de là, encore occupé par les Allemands.
Alerte, les Allemands arrivent annoncent-ils, et là dessus, tous les Américains se préparent à s'en aller. Ils ne cherchent pas l'affrontement.
Nous n'avons pas demandé notre reste et sommes repartis par le même chemin vitesse grand V. Il était cinq heures de l'après-midi. Heureusement que nous avons trouvé un camion à Chalvraine pour nous remorquer, car nous aurions pu arriver à Bourmont très tard et faire un soucis monstre à nos parents.
Libération de Bourmont
Je suis choisi ce matin de bonne heure par le docteur Boin pour remplir une mission de Croix-Rouge avec François Deligny.
Au moment du départ, Albert Robert vient plaider sa cause pour partir à la place de l'un de nous deux.
Il a gagné. Il pouvait, en effet, faire une reconnaissance F.F.I. à Neufchâteau actuellement plein de Boches.
François Deligny reste donc et je pars avec Albert Robert. On va chercher le blessé à Goncourt.
Ma mère m'avait fait un brassardJ'ai toujours ce brassard avec une croix rouge découpée dans le morceau de parachute récupéré dans le "Sterling" Anglais abattu à Bourmont le 30 juillet.
Sur la route, on a une frousse terrible des avions car ceux-ci pouvaient nous prendre pour des Boches et nous mitrailler d'importance. Enfin, aucun incident de ce genre n'a eu lieu.
Il y a déjà des Boches à Harréville et à Bazoilles. Voici enfin Neufchâteau. A l'entrée , des ouvriers construisent un barrage en tronc d'arbres.
20 mètres plus loin, un vert-de-gris s'approche du camion et fait stopper : "que venez vous faire?" nous demande-t-il. On explique notre cas. Il tâte le blessé. Il n'y a pas moyen de tricher car c'est un médecin. Enfin il nous laisse passer.
On apprend que l'hôpital est transféré, il est transféré à l'hospice sur la route de Nancy. Mais comment y aller? Tous les ponts sont sautés et les routes sont obstruées par des wagons ou des troncs d'arbres. Les gens sont désolés. Enfin, on on se décide à aller chercher la carriole de l'hospice pour transporter le brancard. Albert Robert et M Schneider y vont. Je garde la voiture, et le blessé avec Mme de Rozières l'infirmière.
On voit les SS rentrer dans les maisons et en ressortir les bras pleins. Pourquoi faire, puisqu'ils sont encerclés? Le plaisir de voler, sans doute.
Après une longue attente, on voit enfin la petite voiture déboucher en haut de la côte. Arrivé de l'autre coté du pont, on escalade de celui-ci avec le brancard et nous ramenons le blessé à l'hospice. Tout était terminé, il ne nous restait plus qu'à repartir.
On prend avec nous plusieurs personnes qui veulent quitter cette fournaise et au revoir messieurs les Boches.
Enfin nous le croyions car, à la sortie d'Harréville, sur le chemin du retour, nous avons encore quelques difficultés avec ces messieurs.
En effet, les Boches étaient en train de construire un barrage sur la route de Goncourt.
Allons bon! Que se passe-t-il encore?
Ils nous questionnent et nous disent que "terroristes" sont à Goncourt et qu'ils ont déjà tué deux des leurs.
Ils nous disent que si l'on passe, c'est à nos risques et périls.
Dans le fond, je n'était pas très fier. On risque le coup, et et après avoir parlementé avec l'interprète boche, nous voilà partis à l'aventure.
Je suis derrière la camionnette avec d'autres personnes. Albert Robert est sur le marchepied gauche agitant un drapeau de la Croix-Rouge. J'ai préparé un édredon que je mettrais devant moi, pour pour parer à toute éventualité. On ne sait jamais. Nous roulons donc doucement (6km à faire), le chauffeur klaxonne en permanence quand, à 500m à peine de Goncourt, je vois un soldat débouchant du bois, mitraillette en main, prêt à tirer. Un Boche!!! Vite mon édredon. Mais qu'est-ce? J'éclate de rire. Mais ma parole, ce sont des Américains, que dis-je, des Français de la division Leclerc. Ben en voilà de drôles de "terroristes". Une première Jeep nous croise, puis une deuxième. Des hourras de joie s'échappent de nos bouches, on leur tend les mains. Un char est au coin, prenant toute la route en enfilade.
Une auto boche est là, au bord de la route, démolie, il y a du sang tout chaud à l'intérieur, je prends une belle petite pelle-bêche et une baïonnette. un camion boche est un peu plus loin dans un pré (les voilà les deux Allemands tués à Goncourt, dont leur collègues nous parlaient à la sortie d'Harréville).
Arrivé à Goncourt, que vois-je? un interminable convoi de chars, de camions, de Jeeps, venant de Prez-sur-la-Fauche et filant sur la route de Vrécourt dans un tourbillon de poussière.
Pressés de rentrer à Bourmont, nous mettons le cap sur Saint-Thiébault. Entre Goncourt et Saint-Thiébault, nous ne rencontrons aucune voiture.
À Saint-Thiébault, même scénario qu'à Goncourt : Camions, camionnettes, Jeeps, chars venant de Saint-Blin et filant sur Bourmont et Vittel.
Je suis fou de joie, je crie, je hurle comme un fou, bonjour!!!!!
Ces Américains tant attendus se sont brutalement transformés en Français venant directement de Paris qu'ils venaient de libérer. À Bourmont, des spahis et des fusiliers marins s'installent sur la grande place, pendant qu'une grande partie continue sa route vers Vittel.
Un chef de section de fusiliers marins, apprenant que je reviens de Neufchâteau, me demande des tuyaux sur les positions boches. Je lui dit naturellement tout ce que j'ai vu. Celui-ci avait les yeux esquintés par la poussière et ne pouvait à peine les ouvrir. Des blessés allemands arrivent dont un grand brûlé que l'on installe à l'infirmerie à la mairie et auquel on donne les premiers soins.
Les cigarettes pleuvent. On discute avec ces braves gens qui nous racontent leur campagne. On n'a pas faim, on mange en hâte pour aller "les" revoir. La nuit tombe, une dizaine de troupiers viennent manger chez nous. Ils discutent ardemment. Nous nous mêlons à leur conversation.
Marc-Étienne a déjà fait un copain. Il lui parle de la guerre et lui pose mille questions auxquelles le brave soldat répond. Oh il est à son affaire entre les Jeeps, les tanks et les automitrailleuses.
1à heures sonnent. Des avions approchent. Les uns disent que ce sont des Boches. Les autres contredisent. Marie-Thérèse pleure, Marc et les petits sont complètement affolés et descendent déjà à la cave.
Un ordre est donné : "éteignez vos cigarettes et toutes les lumières". Une fusée éclairante est lancée.
Finalement, les avions sont identifiés comme étant des Américains. Tout redevient calme. On va se coucher petit à petit pour s'endormir librement et surtout "libres".
Pendant ce temps là papa et Philippe sont à Nancy en train de s'em... à cent sous de l'heure sous la botte de ces messieurs les Allemands face à "la Gestapo".
Papa et Philippe ne reviennent à Bourmont que le 22 Septembre jusqu'au 26 septembre après la libération de Nancy qui a eu lieu le 15 septembre à 10 heures et demi du matin.
Enfin libres
On se lève vite pour voir si "ils" ne sont pas partis. Non! Ils sont toujours là. La journée passe en discutant. Je donne une bouteille de vin à un soldat qui avait une soif du diable. Il me donne en échange deux petites boîtes de conserve américaine.
On se bat à Andelot. On entend le bruit de la canonnade dans le lointain. Le soir, les combattants reviennent fiers de leur journée : 200 allemands tués, 800 prisonniers. Quelques uns sont derrière les Jeeps et les véhicules blindés. La division Leclerc y a perdu 2 chars, pas grand chose sur la quantité, et 18 hommes.
La division passe toujours en direction de Vittel. Un bruit court que le général Leclerc lui-même est passé en Jeep.
NOUS ÉTIONS RÉELLEMENT LIBÉRÉS.